Voici désormais 30 ans, John Woo foulait le sol des États-Unis pour vivre sa première expérience américaine avec HARD TARGET, ou CHASSE À L’HOMME dans la langue de Molière. Les obstacles ? Un studio qui doute de ses capacités (!), une star belge qui s’offre le beau rôle (!!) et une méthodologie qui tranche avec ses habitudes à Hong-Kong. Malgré tout, CHASSE À L’HOMME reste une oeuvre méritante, à une coupe de cheveux près !
Quand John Woo quitte Hong Kong dans un ultime baroud d’honneur avec l’énorme À TOUTE ÉPREUVE, sa réputation à Hollywood n’est plus à faire : en l’espace de deux/trois ans, THE KILLER est devenue une œuvre culte que tous les grands réalisateurs hollywoodiens regardent en boucle avec admiration, à tel point que le film est sur le point de devenir un remake américain réalisé par Walter Hill et interprété par Denzel Washington et Richard Gere (ce projet n’a jamais abouti au final, mais John Woo lui-même vient de tourner une nouvelle version de son film à Paris, avec Nathalie Emmanuel et Omar Sy dans les rôles principaux). Martin Scorsese et Oliver Stone écrivent des lettres à l’INS (le bureau d’immigration des États-Unis) pour tenter de favoriser son arrivée sur le territoire américain, tandis que des vedettes de la trempe de Sylvester Stallone et Jean-Claude Van Damme souhaitent tourner sous sa direction. Face à un tel engouement, les propositions américaines abondent, souvent accompagnées de scénarios de piètre qualité : « des films de kung-fu que je ne voulais pas tourner, puisque j’avais déjà fait le tour de la question à Hong Kong » reconnaît le cinéaste à l’époque. D’ailleurs, si les artistes sont conscients du potentiel de John Woo, les financiers sont plus frileux et certains d’entre eux seront difficiles à convaincre. C’est le cas du président du studio Universal, Tom Pollock, qui doute du fait que le réalisateur de THE KILLER soit capable de diriger un film américain, à cause de la barrière de la langue et des différences culturelles entre les deux cinématographies. C’est le producteur James Jacks qui parvient finalement à le convaincre, quand John Woo montre des signes d’intérêt pour le projet qui va donner lieu à CHASSE À L’HOMME, un véhicule destiné à Jean-Claude Van Damme. Pour le studio, la présence de JCVD est rassurante, étant donné que la vedette montante vient de casser la baraque avec UNIVERSAL SOLDIER, ce qui prouve qu’il est capable de sortir de l’ornière des films de karatés qui ont fait sa gloire, et dont les copies au rabais pullulent désormais dans les vidéoclubs du monde entier.
Malheureusement, le premier projet hollywoodien de John Woo ne se déroule pas dans la meilleure entente entre le réalisateur, le studio et la star. D’une part, les interférences du studio empêchent le réalisateur de tourner avec la même efficacité qu’autrefois : John Woo est régulièrement sollicité pour de multiples réunions de production et ne cache pas son incompréhension face à la politique hollywoodienne, qui consiste à valider absolument chaque aspect du film avant de pouvoir tourner la moindre séquence. D’autre part, Jean-Claude Van Damme souhaite être le centre d’intérêt sur le projet, et tente régulièrement de tirer la couverture à lui. Son comportement de diva s’étale sur tous les aspects du projet, notamment lorsqu’il tente d’expliquer à Arnold Vosloo comment jouer la comédie en plein milieu d’une prise, ou alors quand il s’empare du montage du film pour s’assurer que son temps de présence à l’écran sera conséquent, sous prétexte que le public paye sa place de cinéma « pour voir Van Damme, pas ses partenaires à l’écran ». C’est pourquoi CHASSE À L’HOMME représente un cas assez extrême de projet dont les problèmes de production sont visibles à même l’écran. Est-ce que cela signifie que le premier film américain de John Woo est un ratage intégral, confirmé par le rejet des fans du cinéaste à l’époque de sa sortie en 1993 ? Loin s’en faut, même s’il n’atteint jamais les cimes de ses plus beaux films de la période hongkongaise.
Au moment de sa sortie en salles, CHASSE À L’HOMME est perçu, au mieux, comme une série B survoltée, un film d’action efficace et plutôt inventif pour tous les spectateurs occidentaux qui ne connaissent pas encore le style opératique et hyper dramatique de John Woo. En termes de filmage, le long-métrage s’avère même infiniment supérieur à beaucoup d’autres productions du moment, et révèle d’ailleurs le talent du chef opérateur Russell Carpenter, qui ira par la suite tourner TRUE LIES, T2 – 3D, TITANIC et AVATAR : LA VOIE DE L’EAU pour James Cameron. Mais au détour des scènes d’action qui profitent avantageusement des décors de la Nouvelle-Orléans (bayous, quartier français…), CHASSE À L’HOMME cumule les frustrations sur ce qu’il aurait vraiment pu être. D’un côté, Jean-Claude Van Damme, son mulet savamment entretenu et les multiples clins d’œil qu’il fait à la moindre réplique brident pas mal la portée émotionnelle du projet. De l’autre, les mémos du studio se ressentent à la moindre scène d’action, surtout quand ils demandent à John Woo de tempérer son approche baroque et pas franchement réaliste des fusillades. Le film cumule ainsi les inserts constants sur les chargeurs et le personnage de JCVD semble pourtant compter les balles qu’il envoie dans le buffet de ses ennemis. Comme il s’agit d’une réaction timorée au cinéma extrême de John Woo, le studio finit par se mordre la queue avec une telle décision, en créant ainsi une situation sans précédent dans le cinéma d’action : le héros a désormais beaucoup plus de bastos en poche que d’ennemis dans sa ligne de mire ! On exagère un peu bien entendu, mais quitte à avoir certaines exigences, on aurait quand même préféré que quelqu’un demande à Jean-Claude d’aller chez le coiffeur et fissa !
Pendant quelques temps, une rumeur fait état d’une version longue de deux heures, qui serait en fait le montage supervisé par John Woo. Il existe effectivement, et il s’agit en fait d’un cut monté sur de la musique temporaire (notamment celle de BLACK RAIN de Hans Zimmer), destiné aux fameuses sneak previews, les projections tests organisées par le studio, pour avoir l’avis d’une portion congrue mais représentative du public visé. Ce montage est disponible sur le Net en cherchant bien – notons que la qualité de la vidéo issue d’une source VHS est très mauvaise – et propose un film plus centré sur les rapports humains, en développant notamment l’étrange relation entre les deux méchants, ainsi que l’histoire d’amour entre les personnages de JCVD et Yancy Butler. De manière plus officielle, CHASSE À L’HOMME a le droit à une version un peu plus longue lors de sa sortie au Japon en 1994. Ce montage, à peine plus long de quelques minutes, se concentre principalement sur deux séquences : celle de la chasse de Douglas Binder (un personnage interprété par… le scénariste Chuck Pfarrer !) qui fait l’ouverture du film, ainsi que le climax final, qui se déroule dans un entrepôt contenant les accessoires de la parade du carnaval. Dans les deux cas, les séquences s’avèrent être plus violentes et plus proches du style baroque de John Woo.
Durant la première séquence, le réalisateur dilate la mise à mort de Binder, en le montrant combattre, résister et survivre un peu plus vaillamment, faisant même preuve d’astuces qui mettent l’accent sur son passif de militaire. Son chemin de croix n’en est que plus douloureux, ce qui permet au spectateur d’avoir un peu plus d’empathie pour la thématique principale, qui tourne évidemment autour de la lutte des classes (ce qui serait encore plus évident sans la distraction de la coupe de Jean-Claude). Quant au climax, il démontre que John Woo n’a pas perdu de sa virtuosité en passant à l’Ouest, étant donné que la petite centaine de plans rajoutés consiste justement à dynamiser l’action (certains d’entre eux sont dans la bande-annonce ci-dessus, mais pas dans le montage sorti en salles !), quitte à exiger une certaine suspension d’incrédulité de la part du spectateur. Parmi les rajouts musclés, on compte désormais 10 fois plus de balles tirées (y compris entre deux prises de karaté dans la tronche des cascadeurs), des voltiges dignes du Cirque du Soleil, des petits inserts qui font la différence (un cascadeur termine sa chute dans la caméra !) et une violence largement plus exacerbée et libératrice. Forcément, à l’époque où le summum du cinéma d’action prend la forme de PIÈGE EN HAUTE MER (même JCVD emprunte un petit cassage de bras à Saumon Agile !), toutes ces émotions, toute cette fureur, tous ces moments excessifs peuvent paraître un tantinet exagérés, donc on coupe (mais la coupe de Jean-Claude reste, et oui !).
Plus dynamique, cette version semble désormais considérée comme le montage officiel du film, puisqu’elle se retrouve sur la plupart des éditions occidentales du film depuis la sortie du DVD européen en l’an 2000, sans que ce soit généralement mentionné sur la jaquette d’ailleurs. Soyons clairs, ce montage ne transforme pas ce premier essai hollywoodien en chef-d’œuvre incompris. Toutefois, il remet légèrement le projet en perspective dans la carrière du réalisateur, en confirmant ce qu’on allait enfin comprendre au moment de la sortie du génial VOLTE/FACE, quatre ans plus tard : John Woo n’avait pas perdu ses plumes en allant se frotter à l’ego radioactif de Jean-Claude Van Damme (qu’il aura tenté de magnifier, en vain) et aux exigences castratrices des studios (très difficiles à satisfaire). Tout au plus, il apprenait à s’adapter au système pour mieux le retourner, ne serait-ce que le temps d’un chef d’œuvre ou deux. On ne peut pas en dire autant de tous les cinéastes immigrés qui ont essayé de faire carrière à Hollywood !