Lentement mais sûrement, la carrière de James Mangold prenait le risque d’être phagocytée par les désidératas des studios. Tirant les leçons de WOLVERINE : LE COMBAT DE L’IMMORTEL, il a remonté les courants hollywoodiens à contre-sens, retrouvant sa verve artistique au moment où le système a contraint nombre de ses semblables. Mieux encore : avec LOGAN et LE MANS 66, Mangold devient le peintre majuscule des mythes américains et retrouve sa stature de cinéaste classique au sens le plus noble du terme.
Amère déception de l’été 2013, WOLVERINE : LE COMBAT DE L’IMMORTEL voit James Mangold se casser les dents sur les demandes des mastodontes que sont la Fox et Marvel. Qu’il se lance dans cette autre suite avec LOGAN ne pouvait donc que nourrir l’inquiétude, compte tenu du pouvoir destructeur des costards-cravates de l’industrie. La surprise n’en est que plus grande.Troisième film dédié au personnage de Wolverine, librement inspiré de la saga OLD MAN LOGAN créée par Mark Millar et Steve McNiven à la fin des années 2000, LOGAN relate un monde, en 2029, où les mutants sont en voie d’extinction. Et où Wolverine, réfugié dans une usine désaffectée à la frontière du Mexique, veillant sur son vieil ami le professeur Xavier depuis la fermeture de son institut pour apprentis mutants, est devenu un poivrot désabusé réduit au rang de chauffeur de limousine. Un super-héros en bout de course, sorte de cowboy spectral qui redécouvre son humanité au contact d’une jeune mutante dotée d’un pouvoir de régénération, que le hasard – ou plutôt un complot militaro-politique – place sur son chemin.En lieu et place de l’habituel spectacle de super-héros interchangeable, mis en scène par un énième réalisateur transformé en « yes man » chargé d’enquiller les séquences toutes faites au service d’un scénario digne d’un gamin de sept ans – soit le cahier des charges de (presque) tous les Marvel désormais – LOGAN est une œuvre mélancolique, aux allures de chant du cygne, à la lisière du western et du road-movie.
AUTOPSIE D’UN MYTHE
Épaulé par le « star power » du très impliqué Hugh Jackman, James Mangold assoit son autorité sur le projet. Cette liberté retrouvée lui permet d’insuffler au film une identité personnelle, qui manquait un peu trop à son premier essai manqué dans l’univers des X-Men. Déjouant les contraintes de production habituelles des films de super-héros, il impose une classification « R » qui lui permet de tuer dans l’œuf les tentatives d’émasculation du projet au profit des ambitions de merchandising des producteurs. Résultat des courses : le long-métrage tranche par sa violence autant que par son intensité dramatique, qui éclate avec la mort sacrificielle de son personnage-titre. Féru de westerns (on lui doit notamment le remake de 3H10 POUR YUMA), James Mangold injecte dans LOGAN ses références teintées d’une forme de mélancolie de l’Ouest. A l’image de sa citation directe de L’HOMME DES VALLÉES PERDUES, le classique de George Stevens, film de chevet des cinéphiles américains, connu pour sa critique de la violence dans le western classique. Se muant en exégète de l’americana, le cinéaste inscrit Wolverine dans le pur mythe américain, pour mieux le déconstruire. En effet, Mangold évoque un autre classique du western pour nourrir le sous-texte de son film puisque l’ombre de Clint Eastwood plane sur LOGAN, notamment à travers une relecture super-héroïque totalement assumée de son chef d’œuvre, IMPITOYABLE. Comme William Munny, le tueur à gages repenti du western d’Eastwood, Wolverine est une bête fatiguée qui a rendu les armes, contraint de renouer avec son passé. Comme Munny, Wolverine découvre en chemin sa propre légende, critiquant d’ailleurs – en une scène joliment méta – la véracité des comics qui le mettent en scène. Là réside la charge crépusculaire du film : le soleil noir s’abat sur un Wolverine conscient du décalage entre fiction et réalité. La vérité de son être ne lui appartient plus ; elle loge quelque part entre les pages des illustrés qui façonnent et transmettent ses exploits. Mais le brio de Mangold est de ne pas s’en tenir là. Croisant son goût pour l’americana avec le récit super-héroïque, il rappelle combien le super-héros est un mythe structurant de l’histoire des Etats-Unis, dont LOGAN serait l’ultime chanson de geste. Ainsi, malgré une fin balisée, avec un dernier acte qui voit Wolverine affronter son double maléfique – comme s’il s’agissait de faire rentrer le récit au chausse-pied dans les canons du blockbuster façon Marvel – le film démontre, avec une bouleversante simplicité, que les histoires de super-héros sont la déclinaison de thématiques fondatrices de la culture des Etats-Unis.
UNE COURSE CONTRE LE SYSTÈME

Sûr de son art retrouvé, James Mangold enchaîne deux ans plus tard avec un autre archétype du mythe américain : l’automobile. LE MANS 66 est – à ce jour – son magnum opus. Film dédié aux bagnoles – symbole de la puissance américaine, comme le rappelait Eastwood (encore lui !) dans GRAN TORINO – autant que réflexion sur le cinéma, le long-métrage narre la rivalité entre Ford et Ferrari, qui a culminé lors de la course légendaire des 24 heures du Mans en 1966, remportée par le constructeur dirigé par Henry Ford II. Par-delà cette concurrence italo-américaine, le film se concentre sur l’amitié de deux hommes : d’un côté, Caroll Shelby (Matt Damon), victorieux du trophée français en 1959, choisi par Ford pour mettre au point la voiture capable de battre les invincibles bolides transalpins ; de l’autre, Ken Miles (Christian Bale), un pilote britannique aussi génial qu’irascible, imposé par Shelby au grand dam du conseiller d’Henry Ford, obsédé par l’image de marque de la société. Sur ce canevas sportif et ces oppositions à fonds multiples, James Mangold façonne une allégorie à tiroirs aussi brillante que limpide. Avant tout – et il faut commencer par là – LE MANS 66 est une histoire d’amitié qui démontre combien Mangold est un formidable directeur d’acteurs. Le couple Matt Damon/Christian Bale – le blond raisonnable capable de compromis face au brun ténébreux et indomptable – laisse deviner une complicité manifeste, comme si aucun des deux ne cherchait à tirer la couverture à lui. Mais le plus impressionnant, c’est que la mécanique huilée du scénario et la qualité de la reconstitution (les 100 millions de dollars de budget sont visibles à l’écran) n’empêchent pas le film de résonner dans notre époque, avec une évidence jamais ostensible. Pour preuve, une scène de restaurant où Miles, rétif à l’optimisme de Shelby quant à la liberté que le géant de l’automobile leur a promis, lui rappelle que derrière les sourires de façade des costards-cravates de Ford subsiste l’envie farouche de voir l’ex-coureur se planter. Juste parce qu’il n’est pas comme eux, qu’il n’avale pas les couleuvres de la boîte dont il est la vitrine de luxe, qu’il ne joue pas le jeu capitaliste de la guerre de tous contre tous. En somme, parce qu’il est comme il est : indépendant, passionné, le stetson vissé sur la tête, qui n’aime rien tant que sentir son cœur s’affoler au rythme des tours de moteur. Et cette thématique se décline tout du long. Comme si Mangold, en revisitant la course légendaire, livrait sa vérité sur le monde des studios, perfusé par les rivalités et la mainmise des exécutifs désireux de contrôler tous les maillons de la chaîne, y compris la sphère créative. Un thème d’autant plus pertinent que le film est sorti au moment même du rachat de la Fox par Disney. Au fond, ce que raconte LE MANS 66, c’est le combat de l’artiste contre ceux qui, à tous les étages – de l’anonyme commercial au PDG sans talent, simple héritier de l’empire de son père – rêvent de lui couper les ailes. C’est pourquoi le verdict final prend un tour terriblement logique. En empêchant Miles de gagner la course – on le force à ralentir pour passer la ligne aux côtés des autres bolides Ford, un tour de passe-passe qui le conduira à finir deuxième – le génie individuel perd contre le système. Certes, lors d’une séquence aussi cocasse que bouleversante (Henry Ford II tombe en larmes après avoir testé la bécane construite par Shelby), probablement l’une des plus belles de sa carrière, Mangold semble dire qu’il reste possible de susciter l’émotion, que l’armure peut se fendiller, que l’art transcende parfois l’appât du gain. Mais l’issue de la course finit par ranger cette hypothèse au placard. Ken Miles, l’artiste du circuit, est piégé par l’industrie. Tout comme Shelby, roulé par ses propres compromis. LE MANS 66 porte à bout de bras cette leçon cruelle. Et c’est sur cette cassure finale que le spectateur prend congé.
LE TROISIÈME MYTHE ?
En posant sa caméra sur deux versants du mythe américain – le super-héros dans LOGAN, l’automobile dans LE MANS 66 – James Mangold a retrouvé son souffle au point de s’affirmer comme le dernier orfèvre du cinéma de studio. L’exception qui confirme la règle au sein d’un système qui se débarrasse des artisans de sa trempe. Désormais en charge du prochain volet des aventures d’INDIANA JONES, autre totem de la culture populaire américaine, il se glisse dans le costume du patron et se frotte directement à Disney, uber-studio par excellence. S’il fait honneur à l’œuvre de Steven Spielberg, ce sera déjà un miracle. Et par les temps qui courent, Hollywood en aurait bien besoin.
INDIANA JONES ET LE CADRAN DE LA DESTINÉE sort en salles le 28 juin 2023.
Ce texte a initialement été publié dans CAPTURE MAG – LE MOOK.