Les films de Christopher Nolan sont toujours des événements. Car quoi qu’on pense du cinéaste, celui-ci est parvenu à imposer sa propre norme cinématographique, qu’il est désormais quasiment le seul à porter en étendard. Voir OPPENHEIMER dans les conditions idéales souhaitées par le réalisateur, à savoir dans le format IMAX 15/70mm et au ratio 1.43, relève cependant de la mission quasiment impossible pour les cinéphiles français. C’est pourquoi un petit guide des formats et des conditions de projection s’imposait !
« Certaines personnes sortent de la projection du film totalement dévastés. Ils n’arrivent pas à prononcer un seul mot. Il y a un sentiment de peur qui est sous-tendu par l’Histoire (…) C’est une expérience intense, car l’histoire en elle-même est intense. J’ai récemment montré le film à un réalisateur et il m’a dit que c’était une sorte de film d’horreur. Je ne suis pas en désaccord avec cette définition ».
Avant toute chose, précisons que l’objet de cet article n’est pas d’être une critique. De manière objective, il convient juste de préciser que cette citation de Christopher Nolan, publiée dans Variety et reprise par divers médias au point d’être déformée, pourrait induire les potentiels spectateurs du film en erreur. OPPENHEIMER n’a rien d’un film d’horreur, que ce soit dans les pures intentions de mise en scène comme dans la structure du récit. Imposant un noir et blanc qui s’intercale régulièrement pour poser un regard « objectif » et factuel sur l’Histoire, Christopher Nolan aborde le sujet sous son habituelle forme narrative déstructurée, glissant ici et là quelques notions de poésie cinématographique (le mur de flammes qui consume l’esprit d’Oppenheimer, une représentation intrusive de la relation charnelle entre ce dernier et Jean Tatlock qui s’immisce lors d’un interrogatoire) au milieu d’un faux film de procès qui questionne les accointances politiques de Julius Robert Oppenheimer et relate la construction de la bombe atomique.
Tourné en pellicule, principalement au format Imax 15/70mm, OPPENHEIMER sort aujourd’hui dans les salles françaises, deux jours avant son exploitation aux États-Unis et dans le reste du monde. Pour vous faire votre propre idée sur le film dans les meilleures conditions possibles, voici un petit état des lieux de la distribution française et européenne concocté par notre ami technophile, le très pointu Eric Fantone, par ailleurs Senior Manager chez Dolby. Comme à chaque sortie de ce genre de films à formats variables, celui-ci se fend d’un post personnel sur sa page Facebook pour faire le tri dans la distribution et prodiguer ses conseils avisés. En voici un digest, mais vous pouvez lire le post en entier en cliquant ici !
UN PEU DE CONTEXTE
À l’instar de ses précédents films depuis THE DARK KNIGHT, et en particulier DUNKERQUE et TENET, Christopher Nolan a tourné la très grande majorité de son nouveau film OPPENHEIMER en pellicule IMAX dite 15/70mm (pour 15 perforations). Le reste du film est toujours tourné en pellicule 65mm, mais en 5 perforations, certes « de moins bonne qualité » mais toujours bien supérieure au 35mm classique (et aux DCP 2K ou 4K). Viennent ensuite les notions de formats d’image chers à Nolan, en particulier sur INTERSTELLAR qui en mélange de nombreux, toujours pour les rares projections en Imax 15/70mm. Comme pour TENET, sur OPPENHEIMER, le format dit « standard » du film est celui du Super Panavision 70, à savoir du 2.20, alors qu’au cinéma les standards habituels sont le 1.85 (dit « flat ») ou le 2.39 (dit « scope »). Pour les versions IMAX, ça se corse comme toujours. Pour les salles IMAX numériques (souvent surnommées « LIEmax » pour leur baisse de qualité et de taille d’écran par rapport au 15/70mm des salles imax originales), qu’elles soient « Imax with Laser » en 2x4K, ou classiques en 2x2K, le ratio d’image sera de 1.90 pour les scènes issues du tournage 15/70mm et en 2.20 pour les autres. Et comme pour DUNKERQUE et TENET, LA version idéale pour OPPENHEIMER, telle qu’elle est pensée par Nolan, à savoir celle en pellicule 15/70mm, le format sera donc de 1.43, soit en « TRUE » Imax pour les séquences 15/70mm et en 2.20 pour les autres. Le distributeur Universal explique les différents formats du film de manière limpide dans le lien suivant. Et voici la liste des salles de cinéma proposant le film en IMAX 15/70mm et en 5/70mm dans le monde entier.
UN ORDRE DE PRÉFÉRENCE
IMAX 15/70mm en 1.43 et 2.20 au BFI IMAX à Londres
Avec la Tchéquie, l’Angleterre est le seul pays en Europe où subsistent encore des projecteurs IMAX 15/70mm, avec des écrans 1.43. Ils sont au nombre de trois et passent tous OPPENHEIMER à partir du 21 juillet. Il s’agit du BFI de Londres, du Science Museum Ronson Theatre à Londres et du Vue Manchester IMAX à Manchester.
IMAX LASER 2x4K – version LS pour « Laser Squeeze » en 1.43 et 2.20
Pour un film de Christopher Nolan, le format 1.43 doit primer, et il ne reste que deux salles qui ont encore conservé leur écran 1.43 malgré le passage au numérique en 2x4K Laser IMAX qui limite les projections en 1.90. Il s’agit du Kinepolis Brussel / Bruxelles (en Belgique donc) et du Gaumont Montpellier Multiplexe.
IMAX LASER 2x4K en 1.90 et 2.20
On passe ensuite aux salles au format 2.20 pour toute la diffusion du film. Pour mieux comprendre comment un ratio de 2.20 est adapté aux salles FLAT (1.85) et SCOPE (2.39), voici un lien vers le site de la CST.
EN FORMAT PELLICULE 5/70mm et 2.20
Deux salles pour la France. Il s’agit du Kinepolis Lomme et Le Grand Rex Paris. Puis ensuite au cinéma Grand Mercure Elbeuf.
DOLBY CINEMA en 2.20
En ex-aequo avec la projection 5/70mm même si la résolution perçue n’est pas la même. Nous avons ici affaire à deux approches différentes pour ce film. Le Dolby Cinema permet en effet une qualité d’image en Dolby Vision qui est très utile ici et c’est la seule technologie permettant de retranscrire autant les hauts contrastes, les détails dans les basses lumières, les explosions, le noir et blanc. La projection argentique en 5/70mm sera plus douce, bien que grandement dépendante de la qualité d’entretien des projecteurs 70mm souvent vieillissants, mais peut-être plus en adéquation avec la volonté de « film classique » de Christopher Nolan.
PROJECTION LASER 4K en 2.20 / PROJECTION PELLICULE 35mm en SCOPE
Au Max Linder Panorama, Cinéma L’arlequin et Cinéma Le Grand Action à Paris, et au Katorza à Nantes pour la projection pellicule 35mm. Là encore, dilemme entre une projection 4K Laser en 2.20 et celles en 35mm qui sont un peu plus « croppées » en scope et beaucoup plus dépendantes de la qualité d’entretien des projecteurs 35mm, mais aussi du tirage des copies 35mm, les laboratoires argentiques 35mm disparaissant souvent avec leur savoir-faire. Mais la douceur apportée par le 35mm et la volonté « classique » du film contribuent à cette expérience de plus en plus rare pour les cinéphiles que nous sommes.
IMAX XENON 2x2K en 1.90 et 2.20
Pour le changement de format.
LE RESTE DES SALLES 2K en 2.20
OPPENHEIMER se veut être un film « classique » qui pourra s’apprécier également comme un film traditionnel dans une salle normale. Tant que vous les verrez dans une salle de cinéma, le plaisir de projection sera toujours là.
QUELQUES QUESTIONS À ÉRIC FANTONE
OPPENHEIMER est principalement tourné en format 1.43, mais plus régulièrement proposé au format 1.90 ou 2.20. Qu’est-ce qu’on perd dans ce type de projection ?
Éric Fantone : Mettons de côté la version en 15/70mm et en 1.43. Cette version, c’est le Graal, le « Roi des monstres », la projection idéale pour voir OPPENHEIMER. Mais quand tu ne connais qu’une version en 2.20, diffusée en 5/70mm, ça passe. OPPENHEIMER est un film qui se veut « classique », donc ce n’est pas gênant. On ne voit pas des têtes coupées au milieu, ce n’est pas un recadrage grossier. Christopher Nolan aime le format carré, il aime la verticalité. Avec son chef opérateur, ils ont décidé de souvent cadrer en « center shot ». Tout est placé au centre, leur volonté étant de laisser respirer l’image. Et en 1.43, l’image respire beaucoup. Mais Nolan a conscience des variantes de format, et fait en sorte de ne pas couper trop d’informations par rapport à son cadre initial. Disons qu’au-delà du 1.90, c’est-à-dire en IMAX numérique, il commence vraiment à manquer des informations. Car évidemment, en 1.43, on ressent plus de choses. Ce ne sont pas des choses vitales ou essentielles à la compréhension du film, il ne va pas manquer un visage qui parle, ou un objet qui tombe, mais tu ne ressens pas l’image de la même façon.
Dans ton post, tu places en ex-aequo la projection en 5/70mm et la version Dolby Cinéma. Tu peux élaborer ?
Éric Fantone : Pour être plus précis, ce sont à mon sens deux appréciations différentes. Cela revient à opposer les amoureux du vinyle avec les amoureux du CD. Je m’explique : les projections 5/70mm sont très dépendantes de la qualité du projecteur, de son entretien, de sa croix, de sa lampe, etc. Au fur et à mesure, la mezzanine du Grand Rex est un peu plus sophistiquée qu’auparavant, à l’époque des projections des précédents films de Christopher Nolan qui n’étaient pas très stables. Par exemple, en voyant TENET comme ça (dans une autre salle que le Grand Rex, qui ne l’a pas projeté ainsi), j’ai été un peu déçu par la projection 5/70mm. Je ne parle pas de la qualité de « définition », mais vraiment de la projection. C’est comme si tu écoutais un super vinyle sur une platine de mauvaise qualité. Il va y avoir du pleurage, le son va gondoler… Au final, le son « organique », « doux » et « chaud » attendu n’est pas correctement retranscrit. Donc on peut faire la même analogie pour l’image. Pour le Dolby Cinéma, les avantages du HDR Dolby Vision ne sont pas négligeables pour un film comme celui-là, car cela permet d’avoir des noirs plus noirs, plus profonds et des couleurs plus nuancées. qu’en pellicule et en IMAX. Les salles Dolby Cinéma sont les seules à bénéficier d’un étalonnage spécifique, qui va permettre d’avoir plus de marge dans les hautes-lumières et les couleurs chaudes, comme les explosions, les rouges et les teintes de peau pour qu’elles paraissent plus naturelles. Il y a également plus de dégradés de couleur, et dans les détails des basses lumières ou du noir et blanc. Cela pousse encore plus le rapport de contraste, sachant que plus il y a de contraste, plus l’image propose de piqué ressenti. En numérique, le rapport de contraste est de 1 à 2000. En projection IMAX laser, le rapport de contraste est de 1 à 8000 et en Dolby Vision, c’est 1 pour 108 000. Les chiffres parlent pour eux, et avec cet étalonnage, on peut vraiment tirer le maximum par rapport à d’autres formats de projection numérique. La différence entre les deux approches est là puisque le ratio est le même, à savoir un format image en 2.20.
Quel est le pourcentage de tournage en 15/70mm par rapport à la pellicule 5/70mm sur OPPENHEIMER ?
Éric Fantone : Je n’ai pas encore eu accès aux chiffres officiels sur OPPENHEIMER. On sait que sur DUNKERQUE et TENET, il y a 79mn et 76mn d’images tournées en 15/70mm, pour des films qui durent respectivement 1h46 et 2h30 (1). Mais il est possible que ce soit moins sur OPPENHEIMER, car c’est un film très dialogué qui se déroule souvent en intérieurs. Le souci des caméras IMAX, c’est qu’elles sont très lourdes et font donc beaucoup de bruit, ce qui signifie que tu ne peux pas enregistrer des dialogues. En 5/70mm (enfin, 5 perforations, 65mm en négatif), les caméras permettent de faire de la prise de son. Comme le film est plus bavard que les précédents, j’aurais tendance à croire que Nolan a utilisé plus de pellicule 5/70mm cette fois-ci. C’est de la pure contrainte technique et budgétaire, et je suis certain que si Nolan n’avait aucune de ces problématiques sur le tournage, il aurait entièrement tourné le film en 15/70mm, au format 1.43.
Du point de vue des spectateurs, quelle est la distinction entre les scènes tournées en 15/70mm et celles tournées en 5/70mm ?
Éric Fantone : Le changement de ratio, pour commencer. On passe du 1.43 au 2.20 suivant le format. Mais dans une vraie salle IMAX avec un écran de 26 mètres de large et de 20 mètres de haut, avec un gradinage très important, tu es immergé dans la projection et tu passes outre, au bout d’un moment. Peut-être pas pour des gens comme moi, qui ont une petite lampe qui clignote à chaque changement car j’ai tendance à regarder l’image et écouter le son, plutôt que de suivre l’histoire. Mais dans le cas des spectateurs « normaux », ça n’est pas préjudiciable. Ensuite, il y a une distinction de définition – à ne pas confondre avec la résolution puisqu’elle n’existe pas en argentique – que tout le monde peut ressentir. Le changement de qualité du détail est évident. Il y a plus d’informations, plus de détails, et tout est plus précis dans une image en 15/70mm. Pour prendre une unité de mesure assez leste, si on scanne les différentes pellicules, on passe d’une définition équivalente entre 8K et 12K en 5/70mm à une définition équivalent à 18K en 15/70mm, sachant qu’on parle ici d’une mesure en multiple de quatre. C’est délirant !
En tant que cinéphile, que pense-tu du combat de Christopher Nolan pour maintenir un tournage en pellicule, dans des formats désormais aussi peu plébiscités ?
Éric Fantone : Ce n’est même plus un combat, puisqu’il est déjà perdu. Christopher Nolan, c’est Don Quichotte. IMAX entretient cette envie car c’est du bon marketing et que c’est prestigieux mais cela concerne vraiment quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers de spectateurs suivant le succès du film. Nous sommes dans une équivalence du produit de luxe, comme le Concorde ou une « Supercar ». C’est le très bon foie gras, le très bon vin du cinéma. On peut considérer que cette démarche est vaine car elle ne concerne que quelques écrans comme le BFI IMAX dans le monde entier pour pouvoir découvrir le film dans les conditions optimales. La pellicule est certes un format pérenne, tant qu’elle est fabriquée, et dans 50 ans, dans un siècle qui sait, on aura peut-être accès aux résolutions en 18k mais est-ce qu’il y aura encore la possibilité de produire, du tournage jusqu’à la projection, et assurer la diffusion d’un film en pellicule 15/70mm ? J’en doute fortement, en tout cas pas avant des dizaines d’années pour avoir un équivalent numérique à la projection 15/70mm, et ça n’a pas vraiment de sens dans un monde qui tend toujours plus vers le numérique, beaucoup plus souple et en constante amélioration qualitative. Nolan est vraiment le dernier à faire ça, avec un tournage en natif. Par exemple, MOURIR PEUT ATTENDRE comporte des scènes tournées en 15/70mm, dont la scène d’ouverture, mais le film, malgré son budget plus que confortable, n’a jamais été diffusé comme tel dans une seule salle, dans le monde entier ! On peut faire un parallèle entre Nolan et Oppenheimer dans le film. Le site de construction de la bombe, c’est son plateau de cinéma. Et Nolan est parti dans le désert avec sa communauté pour fabriquer sa propre bombe, ce film qui pourrait très bien lui exploser à la figure, se planter et détruire sa carrière. Il faut bien comprendre que ce n’est que de la contrainte que de tourner un film dans ces conditions, mais c’est dans cet exercice qu’il trouve son équilibre et sa place sur l’échiquier mondial en tant que cinéaste.
(1) À titre d’info, sur THE DARK KNIGHT, THE DARK KNIGHT RISES et INTERSTELLAR proposent respectivement 28mn, 72mn et 66mn d’images tournées en 15/70mm dans le ratio 1.43.
OPPENHEIMER de Christopher Nolan sort en salles le 19 juillet 2023.