En exergue du synopsis de STAR WARS datant de mai 1975, George Lucas avait écrit : « Dans la grande tradition de JOHN CARTER OF MARS d’Edgar Rice Burroughs ». Alors que STAR WARS est désormais réduit à une marque, il nous a semblé utile de revenir sur le développement du JOHN CARTER d’Andrew Stanton – un échec injuste à nos yeux pour ce grand spectacle ambitieux, intègre et habité – et de le mettre en parallèle avec le rachat de la franchise STAR WARS par Disney. Chronologie d’une lutte impitoyable entre l’art et la finance, les deux mamelles du cinéma hollywoodien.
Dan Simmons, l’auteur des CANTOS D’HYPÉRION, est sans aucun doute l’un des plus grands écrivains de science-fiction actuels. À l’été 2011, alors que nous sommes en reportage chez lui, dans les rocheuses du Colorado, la discussion roule sur LE CYCLE DE MARS, la série de roman d’Edgar Rice Burroughs consacrée aux aventures du héros John Carter. Au fil de l’échange, Simmons nous confie sa dette incommensurable à l’égard de l’œuvre de Burroughs, qui l’a inspiré au point de lui donner envie d’écrire. Au détour de la conversation, nous faisons alors mention de l’adaptation cinématographique en cours de fabrication chez Disney. L’écrivain, cinéphage impénitent, s’arrête alors de parler, stupéfait. Il n’était pas au courant. Il nous regarde et répète deux ou trois fois d’affilée « Ils font un film sur John Carter ?? ». Sa stupéfaction monte d’un cran quand nous lui annonçons que c’est Andrew Stanton qui est en charge du projet. Simmons écarquille les yeux et balbutie : « Le… Le réalisateur de WALL-E ?? ». C’est comme s’il venait d’apprendre la meilleure nouvelle de l’année. Cette anecdote montre l’importance capitale de l’œuvre de Burroughs dans le panthéon de la littérature de science-fiction. LE CYCLE DE MARS, c’est un peu l’équivalent de L’ANCIEN TESTAMENT pour les fans de SF. Chaque lecteur qui a découvert ces romans dans sa jeunesse vous dira combien ils ont marqué au fer rouge son imaginaire. Et pour tous ces gens-là, une grande adaptation de ces livres au cinéma faisait forcément figure d’événement. Seulement voilà, le fait qu’une sommité de la science-fiction comme Dan Simmons ne soit pas au courant d’une telle adaptation – à seulement quelques mois de la sortie du film – n’est qu’un indicateur (parmi tant d’autres) de la façon dont le studio Disney a fini par se désintéresser totalement de JOHN CARTER, au point de sacrifier sa sortie. Explications.
CHANGEMENT D’ÉPOQUE
Septembre 2009. Après 38 années passées au sein de la compagnie dont il a grimpé les échelons un à un, Dick Cook, claque la porte de Walt Disney Studios, dont il assurait la direction depuis 2002. Si son bilan artistique n’est pas bien brillant (il a initié des grosses pompes à fric comme PIRATES DES CARAÏBES ou BENJAMIN GATES), il n’en reste pas moins que le bonhomme aimait à développer une vraie relation de confiance avec les producteurs, les réalisateurs et les stars. Décrit par nombre de ses collaborateurs comme un patron de studio à l’ancienne et comme l’une des personnes les plus humaines du milieu, Cook était capable de conclure un deal sur un coin de table et sur une simple poignée de main (c’est notamment de cette façon que Cook a signé Johnny Depp pour PIRATES DES CARAÏBES). Mais cette manière de faire du cinéma est en train de changer à cette époque. Bob Iger, PDG de la Walt Disney Company ayant succédé à Michael Eisner en 2005, est en train d’orienter l’entreprise vers une nouvelle ère, où elle se contentera de faire fructifier de gigantesques franchises rachetées à prix d’or dans le but primordial d’enrichir le plus vite possible les actionnaires de l’entreprise. Il ne s’agit plus de faire des films mais de développer des marques déclinables à l’infini et sur tous les supports possibles. Au moment où Cook s’en va, Disney vient d’ailleurs de finaliser un deal à 4 milliards de dollars lui permettant de mettre la main sur Marvel Entertainment et ses 5000 personnages de super-héros connus dans le monde entier, préparant ainsi l’avènement du « Marvel Cinematic Universe », une nouvelle giga-franchise cinématographique qui va ébranler le box-office dans les années à venir. Dans le plan de Bob Iger, une marque reconnaissable, c’est la garantie pour le spectateur de pénétrer dans un univers confortable où il pourra retrouver ses repères. C’est ici en quelque sorte l’avènement d’un nouveau monde. Pourtant, avant de partir, le vétéran Dick Cook a donné le feu vert à un vieux projet : l’adaptation en film du CYCLE DE MARS de Burroughs.
UN FANBOY À LA BARRE
Écrits par le créateur de Tarzan durant la première moitié du XXe siècle, ces romans mettent en scène un soldat confédéré qui se retrouve projeté sur la planète Mars, au beau milieu d’une guerre de civilisation. Véritable récit fondateur de la science-fiction moderne, LE CYCLE DE MARS influencera bon nombre de grands auteurs du genre, parmi lesquels – il est important de le noter – la romancière et scénariste Leigh Brackett, qui a notamment écrit le cycle du LIVRE DE MARS mais aussi les scripts de classiques du grand écran comme LE GRAND SOMMEIL, RIO BRAVO ou… L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE. Il faut lire les romans de Burroughs pour comprendre à quel point tout l’imaginaire de la science-fiction occidentale, de FLASH GORDON à AVATAR en passant par SUPERMAN, STAR TREK et STAR WARS, en a été imprégné de manière profonde. Hollywood rêvait évidemment depuis longtemps d’adapter à l’écran les aventures de John Carter. Disney avait d’ailleurs déjà tenté le coup durant la première moitié des années 90, avec A PRINCESS OF MARS, adaptation du premier tome du cycle bénéficiant de la présence de Tom Cruise en tête d’affiche et de celle de John McTiernan à la réalisation. Malgré les formidables talents impliqués (auxquels on peut rajouter le génial designer William Stout), le projet capotera pour des raisons essentiellement liées au manque de réalisme des effets spéciaux digitaux de l’époque. Il passera ensuite chez un autre studio – Paramount – et verra défiler un certain nombre de réalisateurs à sa tête – parmi lesquels Robert Rodriguez, Kerry Conran et Jon Favreau – avant que Disney ne récupère finalement les droits des romans. Sous l’impulsion d’Andrew Stanton, surdoué de l’animation issu du studio Pixar (une autre acquisition événementielle de Disney) et à qui l’on doit deux gros succès oscarisés, LE MONDE DE NÉMO et WALL-E. Le réalisateur, grand fan des romans de Burroughs depuis son enfance, rêve de les adapter et désire justement en profiter pour passer au cinéma en prises de vue réelles.
DISNEY PLACE SES PIONS
Nous sommes alors à la fin de l’été 2008. WALL-E – l’histoire d’un petit robot muet et solitaire perdu sur une planète déserte – vient de rapporter plus de 500 millions de dollars au box-office mondial. Stanton est sur un nuage. L’un des autres gros succès de l’année est IRON MAN de Jon Favreau, coup d’essai payant du tout nouveau studio de cinéma Marvel. En coulisses, Bob Iger et ses cadres exécutifs sont en train de négocier pour avaler Marvel. Mais pour l’instant, JOHN CARTER OF MARS – puisqu’il s’agit du titre du film de Stanton – semble sur de bons rails. Les effets spéciaux permettent désormais de représenter à l’écran le monde démesuré et fantasque de Burroughs, et Disney pourrait trouver là l’occasion d’avoir sa grande franchise de science-fiction, qui plus est basée sur des histoires ayant laissé leur empreinte dans l’imaginaire collectif. Si le studio aux grandes oreilles a émis des doutes sur les partis pris de Stanton, désapprouvant sa volonté de n’employer que des acteurs peu connus du grand public et trouvant son scénario beaucoup trop complexe, Dick Cook choisit néanmoins de faire confiance au réalisateur qui a su faire un succès d’un projet aussi casse-gueule que WALL-E. JOHN CARTER OF MARS sera donc le premier volet d’une trilogie et les prises de vue doivent commencer début 2010. Pourtant, donc, en septembre 2009, Stanton perd son meilleur allié lorsque Cook quitte Disney avec fracas. Bob Iger décide de remplacer ce dernier par Rich Ross. Venu de la branche télévisée de Disney, où il s’est fait un nom en se spécialisant dans les franchises pour adolescentes comme HANNAH MONTANA ou LIZZIE MCGUIRE, Ross est avant tout l’homme d’Iger. Ce dernier, qui a fait lui aussi sa carrière à la télévision, entrevoit le monde du cinéma avec un certain mépris. Il faut savoir que, sur les plus de 40 milliards de dollars de revenus annuels qu’engrange l’empire Disney, à peine plus de 15 % proviennent de la branche cinéma. Ce sont avant tout les chaînes de télévision câblées et les parcs d’attraction qui font grimper les bénéfices de l’entreprise et qui sont chouchoutés par les actionnaires.
LE PROBLÈME PIXAR
Bob Iger est donc l’émanation de cet état d’esprit. Dès son arrivée chez Disney, il avait imposé ses méthodes et sa vision, débarquant nombre de dirigeants vétérans pour les remplacer par des jeunes ambitieux venus, eux aussi, de la télévision. Le but était vraisemblablement de se débarrasser des employés habitués à traiter avec les producteurs et les réalisateurs, bref des gens qui étaient en prise directe avec la fabrication des films. Une seule marque Disney a résisté à cette emprise des jeunes diplômés en marketing sur le secteur créatif : Pixar. Il faut dire que la maison de Mickey a failli perdre le studio des petits génies d’Emeryville au milieu des années 2000, suite à un bras de fer particulièrement violent entre ce dernier et l’orgueilleux Michael Eisner, qui exigeait un contrôle total sur les droits d’exploitation des films Pixar – dont il était jusqu’ici le distributeur exclusif. Roy E. Disney, le populaire neveu du grand Walt, dénonçait depuis des années la tendance d’Eisner à corrompre l’âme de l’entreprise. Menant une fronde des actionnaires contre le PDG qui allait laisser Pixar quitter le giron du studio, Roy E. Disney finit par obtenir la tête d’Eisner. Mais hélas, au grand dam du neveu de Walt, son remplaçant, Bob Iger, était un proche et un héritier de l’ancien patron. Quoiqu’il en soit, il s’agissait désormais pour Disney d’apaiser la fureur des dirigeants de Pixar, qui estimaient avoir été maltraités par leur partenaire. Durant la première moitié de l’année 2006, Disney racheta donc Pixar pour 7,4 milliards de dollars. Mais les trois fondateurs du studio californien – le financier Steve Jobs, l’artiste John Lasseter et l’innovateur technologique Ed Catmull – étaient désormais en position de force et prirent du grade au sein de Disney : le premier devint le plus gros actionnaire de l’entreprise ; le deuxième prit le contrôle créatif des studios d’animation et, dans une moindre mesure, des parcs à thème ; et le troisième, en plus d’être déjà le président de Pixar, devint également celui des studios d’animation Disney. Dans les années qui suivront, si Pixar acceptera de modifier quelque peu son ADN créatif – notamment en produisant plusieurs suites à leurs succès les plus populaires – il aura tellement bien réussi à préserver les conditions de son indépendance artistique qu’il fera régulièrement figure d’épine dans le pied pour Bob Iger et Rich Ross.
UN CINÉASTE ABANDONNÉ
Cette acquisition de Pixar par Disney, plutôt à la faveur du premier, aide donc à mieux comprendre non seulement la politique expansionniste de Bob Iger au cours des années 2000 mais aussi le rapport qu’entretenait ce dernier avec la boîte de John Lasseter : il se retrouvait obligé de chouchouter cette marque synonyme de succès systématique, cette véritable poule au œufs d’or, tout en se méfiant d’elle et de ses velléités artistiques. Ainsi, après le départ tumultueux de Dick Cook, Iger et Rich Ross ne se mêleront pas vraiment des affaires de Pixar et les laisseront travailler dans leur coin, pour peu que le studio continue d’accoucher de gros succès internationaux. Le JOHN CARTER OF MARS d’Andrew Stanton n’est pas une production Pixar à proprement parler – même si la productrice maison Lindsey Collins est à la barre – mais son réalisateur, membre historique du « Pixar Braintrust » (ce groupe d’auteurs-réalisateurs qui supervise le développement de tous les films du studio), n’hésite pas à faire appel aux talents de ses amis John Lasseter, Pete Docter ou Brad Bird au cours de la conception de son film. En 2009, alors que nous visitions les studios Pixar, le producteur Jonas Rivera nous avait confié qu’il ne savait pas vraiment, à ce stade du développement, si le film de Stanton serait réellement produit par Pixar mais le décrivait déjà comme une sorte de « cousin » de leurs films d’animation. Bob Iger et Rich Ross n’ont jamais vraiment cru dans le projet : pour eux, il s’agissait du caprice de Pixar et de Stanton, de leur « vanity project » comme on dit à Hollywood, et en outre un caprice initié par Dick Cook. Le PDG de Disney et son directeur de la branche cinéma n’ont donc pas ourdi un complot à l’encontre de JOHN CARTER OF MARS mais par contre, ils ont montré très tôt leur désintérêt pour le projet, s’abstenant par exemple de mettre sur pied le plan marketing que réclame habituellement un tel blockbuster, notamment en ce qui concerne les partenariats commerciaux et les produits dérivés. Durant le tournage du film, qui se déroule entre janvier et juillet 2010, Andrew Stanton travaille donc dans la plus totale liberté, sans qu’aucun cadre exécutif de Disney ne vienne le déranger. Cela peut avoir ses avantages lorsque le réalisateur tient à préserver sa vision, mais cela peut aussi devenir rapidement un problème lorsque le studio n’est plus là pour épauler le réalisateur et le laisse livré à lui-même. « On m’a laissé tout seul du premier au dernier jour » confiera Stanton plus tard pour résumer son expérience.
TRAVAIL D’APPROCHE
En décembre, Stanton organise chez Pixar la projection d’un premier montage avoisinant les 3 heures, afin de récolter les observations de ses collègues. Là encore, c’est la méthode Pixar qui prévaut : on fait un montage, on le regarde, on en discute et on retourne travailler pour améliorer le film. Sauf que l’on est ici en présence d’un film en prises de vue réelles et non d’un film d’animation : il va donc falloir filmer du matériel supplémentaire. Il ne s’agit pas ici de reshoots motivés par un studio aux abois mais bel et bien d’une méthode issue de l’animation et consistant à perfectionner le film jusqu’à son stade terminal. Stanton obtient donc sans trop de problème deux semaines et demi de reshoots, qui seront filmés en avril 2011. Disney continue de le laisser faire. Il faut dire que Bob Iger a d’autres préoccupations à cette époque : en l’occurrence le début du tournage d’AVENGERS, le méga-blockbuster censé mettre définitivement sur orbite les aventures cinématographiques des super-héros Marvel et justifier ainsi le rachat spectaculaire de Marvel survenu deux ans auparavant. Mais ce n’est pas tout. Le big boss de Disney caresse depuis quelque temps un rêve démesuré. La marque la plus prestigieuse qu’il rêve d’accrocher à son tableau de chasse, celle dont les différentes études de marché lui garantissent la pérennité et la phénoménale rentabilité, c’est évidemment STAR WARS. « Nous avons prouvé, avec les acquisitions de Pixar et de Marvel, que nous savons comment accroître la valeur d’une marque » expliquera Iger. « Et il n’y a pas de plus grosse marque que STAR WARS ». La saga cinématographique est en sommeil depuis 2005 et la sortie de STAR WARS – ÉPISODE III : LA REVANCHE DES SITH, ultime volet d’une prélogie désormais passablement décriée (« désormais » car ce n’était pas toujours le cas à l’époque de sa sortie, même si on a tendance à l’oublier aujourd’hui). George Lucas, qui évoque de temps à autre la possibilité d’une nouvelle trilogie, jure pourtant ses grands dieux qu’il en a fini avec la saga qui aura marqué sa carrière. Lassé par les critiques des fans à l’encontre de sa prélogie, le cinéaste souhaite se ranger des blockbusters. Ceci n’étant pas tombé dans l’oreille d’un sourd, Bob Iger fait en sorte de rencontrer Lucas.
LUCASFILM + MARVEL
Les deux hommes déjeunent donc ensemble le 20 mai 2011, à l’occasion de l’inauguration d’une attraction « Star Tours » au parc Disney de Floride. Le patron de Disney va droit au but et propose au cinéaste de racheter Lucasfilm, l’entreprise qu’il a fondé en 1971 et qui lui a permis de produire les sagas STAR WARS et INDIANA JONES. Lucas répond à Iger qu’il n’est pas encore prêt mais qu’il va réfléchir. Et il est sérieux. Il pense que, pour peu que la bonne personne soit nommée à la tête de Lucasfilm, Disney est le studio le mieux à même de gérer la marque STAR WARS. Il a donc très certainement déjà pris sa décision car, dans les mois qui suivent, il va activement préparer le passage de relais. Il nomme présidente de Lucasfilm son amie Kathleen Kennedy, épouse et associée du producteur Frank Marshall avec qui elle a produit nombre de films de Steven Spielberg. Il engage également les scénaristes Michael Arndt (LITTLE MISS SUNSHINE) et Lawrence Kasdan (L’EMPIRE CONTRE-ATTAQUE) pour mettre sur pied la nouvelle trilogie STAR WARS à venir, qui sera la suite directe du RETOUR DU JEDI. Enfin, il prend contact avec Mark Hamill, Carrie Fisher et Harrison Ford, afin qu’ils acceptent de reprendre leurs rôles respectifs de Luke Skywalker, de la princesse Leïa et de Han Solo. Pendant ce temps, Andrew Stanton se débat avec la promotion de son film, qui a été renommé JOHN CARTER suite au bide carabiné du film d’animation MILO SUR MARS (comme si c’était le mot « Mars » qui était le responsable de l’échec du film). La sortie, initialement fixée au 8 juin 2012, a été avancée au 9 mars. Même pas deux mois plus tard, le 4 mai, doit débouler sur les écrans AVENGERS. C’est donc peu dire que, chez Disney, entre l’acquisition future de Lucasfilm et la sortie de l’énorme blockbuster de Marvel Studios, il y a peu de place pour s’occuper du film de Stanton. Durant les derniers mois de l’année 2011 et le premier trimestre 2012, la puissance de feu promotionnelle de Disney est entièrement et exclusivement consacrée à créer l’événement autour d’AVENGERS. Notamment auprès de la presse, qui est littéralement recouverte de communiqués et de mails à propos du film, tandis que toute demande à propos de JOHN CARTER aboutit généralement à une fin de non recevoir.
MARKETING NÉBULEUX
Disney s’est tellement peu soucié de ce que faisait Stanton dans son coin que, lorsqu’il s’agit de concevoir une première bande-annonce, c’est la panique. M.T. Carney, la présidente du département marketing, va ainsi connaître un véritable calvaire : d’origine écossaise et peinant à s’accoutumer à l’agressivité du milieu hollywoodien, elle a du mal à trouver sa place chez Disney, où tout le monde s’est étonné de sa nomination en 2010, eu égard à son inexpérience. Lorsqu’elle demande des plans à effets spéciaux spectaculaires à l’équipe de Stanton pour mettre dans la bande-annonce, aucun d’entre eux n’est finalisé. Carney essaie de convaincre Stanton de ne pas livrer une bande-annonce trop mystérieuse comme il souhaite le faire, d’y présenter un peu plus les enjeux de l’histoire et d’y mettre en avant son passif chez Pixar. Mais le réalisateur, obsédé par la concrétisation de sa vision, refuse tout cela en bloc. Curieusement, à chaque fois que Carney essaie d’obtenir du soutien de la part de sa hiérarchie, celle-ci prend le parti de Stanton en prétextant que ses succès dans le domaine de l’animation parlent pour lui et laisse donc un réalisateur gérer le marketing d’un blockbuster à 250 millions de dollars de budget. Une exception étonnante de la part d’un studio habituellement réputé pour ses velléités de contrôle dans ce domaine. Logiquement, en juillet 2011, lorsque la première bande-annonce sort, c’est la catastrophe. Les spectateurs ne comprennent pas de quoi parle JOHN CARTER et ne sont même pas informés du fait que le héros de Burroughs est celui qui a inspiré toutes les plus grandes sagas de science-fiction du XXeme siècle. Disney semble lâcher son blockbuster du printemps 2012 dans la nature, sans appui, sans travail préparatoire pour préparer le public à sa sortie. Quelques mois plus tard, fin novembre 2011, une seconde bande-annonce sera disponible, cette fois-ci une débauche d’action sans véritable fil conducteur. Les fans des romans de Burroughs ont beau s’étonner d’une telle promotion, personne ne réagit chez Disney. Si Stanton continue de croire en son projet et de le vendre comme le premier volet d’une trilogie, le studio reste totalement muet par rapport à cela.
PROPHÈTES DE MALHEUR
Les premières rumeurs négatives commencent à circuler dans la presse à partir de la fin de l’année 2011, inspirées – il faut bien le dire – par un certain nombre d’insiders anonymes de chez Disney. Un échec maousse se profile à l’horizon, selon ces rumeurs, d’autant plus alarmantes que la facture se monterait à plus de 350 millions de dollars, marketing compris. Encore plus déroutant : en janvier 2012, M.T. Carney est remerciée. Justifiant cette décision par les échecs à son actif (comme L’APPRENTI SORCIER, MILO SUR MARS ou TRON L’HÉRITAGE), Disney choisit néanmoins de se débarrasser de sa responsable du marketing à deux mois de la sortie de JOHN CARTER. En parallèle, rien n’est fait pour essayer d’enrayer le naufrage annoncé. La seule publicité dont bénéficie le film semble se réduire au « bad buzz » et au mauvais « tracking » (ce système de prédiction qui consiste à sonder les futurs spectateurs d’un film et dont tout le monde s’accorde pourtant à ne pas garantir la fiabilité) largement relayés par la presse hollywoodienne, qui commence à développer un discours apocalyptique sur ce qu’elle annonce comme « le plus gros flop de tous les temps ». À mesure que l’on se rapproche de la date fatidique de la sortie, il ne se passera quasiment pas une semaine sans qu’un article ne prédise le gadin stratosphérique de JOHN CARTER. Rarement on aura vu une telle campagne de dénigrement, un tel acharnement à réclamer la tête d’un film, comme s’il fallait à tout prix que la catastrophe advienne (les plus grosses publications font leurs titres sur le sujet, du Los Angeles Times à Deadline, en passant par le Hollywood Reporter et d’autres encore). Lorsqu’on les interroge sur le sujet, les cadres exécutifs travaillant avec Rich Ross se contentent d’un hallucinant « C’est le dernier vestige de l’ancien régime de Dick Cook » sous forme de témoignage anonyme. Traduisez : c’est pas notre faute ! À deux mois de la sortie de leur plus gros blockbuster du printemps, il est désormais clair et net que Disney semble avoir déjà acquis l’échec à venir. Entre le 9 et le 11 mars, lors de son premier week-end d’exploitation américain, JOHN CARTER est seulement deuxième du box-office, derrière le dessin animé LE LORAX, avec 30 millions de dollars de recettes. Ce n’est pas un bon chiffre mais ce n’est pas non plus le flop du siècle. Et pourtant, les medias s’empresseront de redoubler leurs incantations alarmistes et de désigner le film de Stanton comme l’un des plus gros bides de l’histoire du cinéma. Ce qu’il n’a jamais été, le film ayant rapporté à la fin de son exploitation mondiale plus de 284 millions de dollars. Une mauvaise affaire certes, mais qui ne méritait certainement pas cette campagne de presse effarante. Surtout si on compare JOHN CARTER à de vrais fours cosmiques comme PLUTO NASH, la comédie de science-fiction avec Eddie Murphy datant de 2002, dont tout le monde semble avoir oublié qu’elle avait rapporté 7 millions de dollars lors de sa sortie pour un budget de 100 millions (hors budget marketing).
PACTE FAUSTIEN
Face aux chiffres du premier week-end de JOHN CARTER, Disney aurait pu choisir soit de recalibrer le marketing pour limiter la casse en deuxième semaine, soit de faire profil bas. Pourtant, au lieu de cela, le 19 mars, soit le lundi qui suit le deuxième week-end du film dans les salles américaines, le studio émet un communiqué relevant du jamais vu, où il annonce que JOHN CARTER va leur faire perdre 200 millions de dollars (tout en précisant que la sortie d’AVENGERS approche à grands pas, pas folle la guêpe !). Alors que le film est en salles depuis seulement 10 jours et qu’il n’est même pas sorti dans d’autres pays du monde ! La cote en bourse de Disney n’est pas bonne et les actionnaires commencent à gronder. Bob Iger sait qu’il va devoir délester la montgolfière pour sortir de cette tempête. Pour ce faire, tandis qu’il intensifie la promotion d’AVENGERS, il choisit de se débarrasser de Rich Ross, qui démissionne donc de la direction des studios Walt Disney après seulement deux années passées à ce poste. Réputé un peu trop sûr de lui, Ross n’a pas réussi à s’acheter une crédibilité dans le milieu du cinéma et à s’imposer auprès des artistes et des dirigeants des filiales Disney. Il s’est même fait des ennemis mortels parmi eux, comme Johnny Depp, la star de la saga PIRATES DES CARAÏBES (de toute évidence plus à l’aise avec Dick Cook, vu leur passif), Ike Perlmutter, le PDG de Marvel Entertainment, ou John Lasseter. Ce dernier n’a notamment pas supporté que Ross se défausse de l’échec de JOHN CARTER sur Pixar alors qu’il ne s’est jamais intéressé au projet. Pour Iger, le film de Stanton fait désormais partie du passé et il attire l’attention des actionnaires sur l’avenir radieux qui les attend avec Marvel et Lucasfilm. En juin 2012, alors qu’AVENGERS est en train de fracasser le box-office mondial (il terminera sa carrière en salles avec 1,5 milliard de dollars de recettes), George Lucas appelle Bob Iger et lui dit qu’il est désormais prêt à lui revendre son entreprise. L’opération est finalisée et annoncée le 30 octobre, Disney signant à Lucas un chèque de plus de 4 milliards de dollars. Le studio aux grandes oreilles possède donc maintenant la franchise STAR WARS, celle-ci comprenant l’exploitation de tous les films à venir, de leurs déclinaisons éventuelles sous forme de séries télé, de livres, de jeux vidéo et de produits dérivés. Le studio vient de se payer un véritable empire.
RETOUR VERS LE PASSÉ
Il n’y avait clairement pas de place pour deux grosses franchises de science-fiction chez Disney et il est évident que Bob Iger en a très vite pris conscience, mettant tout en œuvre pour rassurer un George Lucas inquiet du futur de sa création. Disney a peut-être perdu 200 millions de dollars avec JOHN CARTER mais il en gagnera des dizaines de milliards dans les années à venir avec STAR WARS. Quant à Pixar, le studio d’animation ressortira quelque peu ébranlé de l’aventure JOHN CARTER. Andrew Stanton devra attendre plusieurs années avant de refaire un film et retourner à son domaine d’origine, l’animation, en réalisant LE MONDE DE DORY, la suite du MONDE DE NÉMO, avant de finalement être rétrogradé réalisateur ou scénariste d’épisodes de séries télé (STRANGER THINGS, BETTER CALL SAUL, OBI-WAN KENOBI). De même, il est fort probable que À LA POURSUITE DE DEMAIN, autre film en prises de vue réelles conçu par l’un des autres membres du « Braintrust » de Pixar, le génial Brad Bird, ait eu à pâtir de l’expérience d’Andrew Stanton. Bénéficiant d’un scénario original et trop difficile à intégrer dans le système de franchises « à la Bob Iger », le film, lui aussi très mal vendu par Disney, sera également un échec au box-office de l’année 2015. En outre, Brad Bird n’a-t-il pas fragilisé sa position au sein du studio en refusant justement de réaliser STAR WARS – LE RÉVEIL DE LA FORCE au profit de son projet personnel ? Après avoir osé dire non à une proposition qu’il ne pouvait pas refuser, le cinéaste a vu À LA POURSUITE DE DEMAIN se planter lors de sa sortie en salles et, de même que son ami Andrew Stanton, il est ensuite retourné à l’animation pour réaliser LES INDESTRUCTIBLES 2, une valeur sûre pour Disney. Il n’a plus signé de long-métrage depuis. Quant à Iger, il a connu la consécration avec le carton de la nouvelle trilogie STAR WARS au box-office (et notamment de STAR WARS – LE RÉVEIL DE LA FORCE), porté par un marketing littéralement tentaculaire qui occupait la quasi-totalité de l’espace culturel au moment de la sortie des films. Cette période a été un tournant dans l’histoire hollywoodienne, les gens qui font des films semblant peu à peu s’effacer derrière les gérants de marques. Soyons clairs, le souci ne provient pas de la source : STAR WARS ou les créations Marvel (tout comme l’œuvre d’Edgar Rice Burroughs) sont de véritables viviers d’imagination qui peuvent effectivement donner lieu à des dizaines de déclinaisons cinématographiques d’envergure, à condition justement de profiter de ce terrain fertile pour étendre leur mythologie, au lieu de restreindre leur essence à quelques détails immédiatement identifiables, qui seront répétés en boucle. C’est pourtant tout ce que les gros studios ont fait au cours des années 2010, en développant des méga-franchises, des « univers étendus » revisitant sans inventivité des succès venus du passé (ou de la formule du voisin – voir comment DC a tenté de copier Marvel) et proposant au spectateur des produits relevant plus de la boîte de conserve que du film (une étiquette reconnaissable et rassurante, un contenu conditionné qui a toujours le même goût, un fan service qui s’étend d’un projet à l’autre). À tel point que l’on finit par s’inquiéter de ce que le Hollywood de notre époque lèguera d’original aux générations futures. Si George Lucas nous a transmis Edgar Rice Burroughs, que transmettront les cinéastes des films Marvel, des JURASSIC WORLD ou des nouveaux STAR WARS aux jeunes réalisateurs de demain ? Un revival tournant en boucle pour l’éternité ?
Cet article a été publié en décembre 2015 et mis à jour en décembre 2022 pour sa publication dans CAPTURE MAG – LE MOOK.