L’un des contes de fées les plus magiques d’Hollywood est le fruit d’un tournage qui n’a rien d’enchanteur : acteurs, techniciens, producteurs et réalisateurs suèrent sang et eau pour faire rêver des générations d’enfants. Retour sur la conception cauchemardesque de ce classique indéboulonnable.
L’histoire du MAGICIEN D’OZ au cinéma débute avec le dénouement heureux d’un autre conte de fées du grand écran. C’est en effet suite au triomphe de BLANCHE NEIGE ET LES SEPT NAINS de Walt Disney, que Louis B. Mayer mobilise les forces de son studio, la Metro-Goldwyn-Mayer, pour concevoir un film merveilleux à destination des enfants. Son projet a un arrière-goût de revanche, puisque le mogul choisit d’adapter un livre très convoité par Disney : LE MAGICIEN D’OZ, roman de L. Frank Baum dont le producteur Samuel Goldwyn a acquis les droits quelques années plus tôt pour la somme colossale de 75 000 $. Pour chaperonner ce film qui s’annonce monumental, Louis B. Mayer accorde sa confiance au nouveau chef de son département production, Mervyn LeRoy. Coup de chance : depuis plusieurs années, LeRoy espère adapter au cinéma ce roman suivant les mésaventures de l’orpheline Dorothy Gale, propulsée par une tornade dans le monde merveilleux d’Oz. En compagnie de trois compagnons d’infortune, le Lion peureux, l’Épouvantail stupide et l’Homme de fer sans cœur, elle se lance à la recherche du seul être capable de la renvoyer dans son Kansas natal : le magicien d’Oz.
UN CLASSIQUE EN 18 MOIS
La passion de LeRoy pour le projet est telle qu’il souhaite non seulement le produire, mais aussi le mettre en scène. Mais Mayer estime que le même homme ne pourrait assumer la responsabilité des deux postes de cette superproduction. Sur les recommandations de son supérieur, LeRoy accepte donc de n’être que producteur et s’atèle aussitôt à la tâche. Car le temps presse : Mayer lui accorde en effet moins de 18 mois pour concevoir le film. Débute aussitôt un laborieux travail d’adaptation. William H. Cannon, assistant de LeRoy, est le premier à plancher sur un traitement qui, par peur de s’aliéner les spectateurs très cartésiens de l’époque, atténue tous les éléments merveilleux du roman. Dans cette version, l’Épouvantail est un paysan incapable, tout juste bon à faire peur aux oiseaux. Et l’Homme de fer est un ancien criminel sans cœur, que la justice a fait enfermer dans une caisse en acier. Le traitement de Cannon, trop éloigné de l’univers de Baum, est abandonné et LeRoy recommence tout à zéro en demandant à trois scénaristes de travailler chacun de leur côté sur le script. Ainsi, lorsqu’ils adaptent le roman, Herman J. Mankiewicz, Noel Langley et Ogden Nash ignorent que des confrères sont impliqués sur le projet. Ces trois versions sont ensuite fusionnées et l’on y incorpore les chansons écrites par deux compositeurs de Broadway, Harold Arlen et Yip Harburg. Une fois cette étape terminée, le scénario est de nouveau retravaillé : Florence Ryerson et Edgar Allan Woolf sont chargés de s’assurer que le script ne trahit par l’univers de L. Frank Baum. La version définitive du scénario est livrée le 8 octobre 1938, mais plusieurs changements continueront d’être apportés au cours du tournage par les réalisateurs et John Lee Mahin, l’un des scénaristes préférés de Victor Fleming. Louis B. Mayer exige également que les chaussures argentées de l’héroïne soient remplacées par des escarpins d’un rouge éclatant, une couleur qui mettra plus en valeur l’onéreux Technicolor. Parallèlement à l’écriture du scénario, Mervyn LeRoy enrôle une grande partie des employés de la Metro-Goldwyn-Mayer pour créer les centaines de costumes et les soixante décors nécessaires au tournage. Parmi les nombreux tours de force réalisés par ces artisans, treize peintres travaillent pendant plus de trois semaines sur le gigantesque cyclorama de 8 mètres de haut sur 122 mètres de long, qui cerne le décor du champ de maïs dans lequel Dorothy rencontre l’Épouvantail.
PROJET FOU
À l’automne 1938, tous les regards d’Hollywood sont tournés vers le projet fou de la Metro-Goldwyn-Mayer. Logiquement, les prétendants pour jouer dans le film sont légion. Le personnage de Dorothy est particulièrement convoité, notamment par une fillette star de l’époque : Shirley Temple. La petite actrice blonde tourne des bouts d’essai et participe à une campagne médiatique visant à lui faire décrocher le rôle. Mais l’un des piliers du département musical de la Metro-Goldwyn-Mayer, Roger Edens, la juge trop sophistiquée et il rejette sa candidature. C’est finalement une jeune comédienne de seize ans qui décroche le rôle : Judy Garland. Pour la méchante fée, Mervyn LeRoy souhaite embaucher la superbe Gale Sondergaard. Le producteur compte ainsi concurrencer Disney sur son propre terrain, en créant une sorcière belle et ténébreuse, comme l’était la reine maléfique de BLANCHE NEIGE ET LES SEPT NAINS. Mais Mayer souhaite que la sorcière soit une incarnation de la laideur : il demande à ce que Sondergaard porte un faux nez crochu et d’énormes grains de beauté poilus sur le visage. Après s’être pliée à un essai de maquillage, la comédienne refuse finalement de tourner dans ces conditions et elle est remplacée quelques jours seulement avant le début du tournage par Margaret Hamilton. Il est tout aussi compliqué de trouver l’acteur interprétant le magicien d’Oz. W.C. Fields est le premier choix de LeRoy. Mais le comédien demande un cachet de 100 000 $, alors que le studio ne lui offre « que » 75 000 $. Finalement, après maintes tractations, la candidature de W.C. Fields est rejetée au profit de Frank Morgan. Fields n’a rien à regretter : car les heureux élus qui figurent au générique du film vont payer chèrement leur contribution à cette production. L’interprète de l’Homme de Fer, Jack Haley, l’a souvent répété :
« Les gens croient que tourner LE MAGICIEN D’OZ était une partie de plaisir. Mais rien n’est plus faux ! C’était un véritable enfer ! »
Les comédiens principaux vivent ainsi le martyre sous leur maquillage : Buddy Ebsen est le premier acteur chargé d’interpréter l’Homme de fer. Mais le maquillage utilisé pour rendre sa peau argentée contient de la poudre d’aluminium. Ce produit très volatile pénètre les poumons du comédien et, au bout de dix jours de tournage, Buddy Ebsen a les plus grandes difficultés à respirer. Il doit être hospitalisé d’urgence et placé dans un poumon artificiel. Buddy Ebsen subira des séquelles de cet accident plusieurs années encore après le tournage du MAGICIEN D’OZ. Si son remplaçant, Jack Haley, bénéficie d’un nouveau maquillage constitué de pâte d’aluminium, interpréter l’Homme de fer est toujours aussi inconfortable : le costume est si rigide que l’acteur ne peut s’asseoir entre les prises. Il doit donc s’allonger sur une planche inclinée pour se délasser. Margaret Hamilton est également victime d’un accident dramatique lors du tournage de la disparition de la sorcière : les fumigènes employés pour la scène mettent le feu à son maquillage qui contient des particules de cuivre ! L’actrice est brûlée au premier degré au visage et au deuxième degré aux mains. Les cascadeurs interprétant les singes volants ne sont guère mieux lotis : plusieurs se blessent lorsque les cordes de piano auxquelles ils sont attachés lors des scènes de vol se cassent. Pourtant, celui qui se plaint le plus de son maquillage et de son costume est l’interprète du lion peureux, Bert Lahr : conçu à partir d’une véritable peau de lion, cette étouffante combinaison pèse plusieurs dizaines de kilos.
TECHNICOLOR BALBUTIANT
Très ambitieux techniquement, le tournage fait donc vivre un calvaire aux acteurs, mais aussi à son équipe. LE MAGICIEN D’OZ est filmé en couleurs et intégralement en studio. Le Technicolor est alors une technique balbutiante et la pellicule est très peu sensible : 8 ASA, alors qu’une pellicule moyenne actuelle a une sensibilité de 400 ASA. Le plateau est par conséquent éclairé avec d’énormes lampes à arc qui font monter la température à plus de 37 degrés tout en produisant une étouffante fumée noire. Entre chaque prise, il faut donc ouvrir les portes des studios pour aérer le plateau. De plus, la pellicule réagit de façon curieuse avec les couleurs et de nombreux tests sont nécessaires pour obtenir les teintes espérées. Le chemin de briques jaunes a, par exemple, une fâcheuse tendance à virer au vert lors des premières prises. Histoire de compliquer un peu plus le travail des techniciens, le tournage implique de nombreux animaux loués au zoo de Los Angeles, un petit chien dressé qui demande parfois jusqu’à vingt prises avant d’effectuer l’action requise et des chevaux. Pour que les canassons, conduits par le magicien puissent changer de couleur à chaque plan, les maquilleurs les recouvrent de colorants alimentaires utilisés dans les gelées aux fruits. Mais les chevaux lèchent le maquillage qui doit être retouché entre chaque prise. Dans ces conditions, on comprend pourquoi LeRoy a abandonné peu avant le tournage l’une de ses idées préférées : pour le Lion Peureux, le producteur avait en effet pensé employer « Léo le lion », la mascotte de la Metro-Goldwyn-Mayer, qu’il aurait doublée avec la voix d’un comédien !
LA VALSE DES RÉALISATEURS
Éreintant et tendu, le tournage accumule un nombre record de réalisateurs. Les dix premiers jours de tournage, c’est Richard Thorpe qui est chargé de la mise en scène. Mais l’orientation qu’il donne au film ne convient pas à LeRoy : dans sa version, Judy Garland est abondamment maquillée et porte une perruque blonde. Thorpe est renvoyé, la plupart de ses scènes tournées sont supprimées et George Cukor vient à la rescousse pour recentrer la direction artistique. Il donne une apparence plus rustre à Dorothy, et suggère à Judy Garland d’être la plus naturelle possible. Engagé sur AUTANT EN EMPORTE LE VENT, Cukor doit quitter à son tour le plateau. Victor Fleming prend sa suite et tourne la majeure partie du film. Mais quand Fleming doit à son tour partir pour remplacer Cukor, renvoyé du tournage d’AUTANT EN EMPORTE LE VENT, King Vidor vient occuper le poste de réalisateur jusqu’à la fin de la production, le 16 mars 1939. C’est notamment lui qui dirige la séquence au cours de laquelle Dorothy chante « Over the Rainbow ».
LA MAGIE DU CINÉMA
Pendant que l’équipe s’échine à boucler le film, les équipes des effets spéciaux doivent parvenir à mettre en images les nombreuses séquences merveilleuses décrites dans le scénario. La tâche est telle, qu’aucun vétéran n’accepte de relever ce défi que tous jugent suicidaire. C’est finalement Arnold Gillespie, employé de la Metro-Goldwyn-Mayer, qui se risque dans le projet. Plutôt que de se reposer sur des technologies extrêmement complexes, Gillespie a l’intelligence de faire appel à des astuces dignes d’un prestidigitateur. Ainsi, pour le plan passant de la couleur au noir et blanc, il imagine un trucage aussi simple qu’efficace : la totalité du plan est filmé en couleurs. Mais la porte, censée être située dans le Kansas, est peinte avec des couleurs monochromes. La doublure de Judy Garland, habillée elle aussi en noir et blanc, pousse la porte, disparaît de l’image pour révéler un décor aux couleurs éclatantes. Et quand Dorothy réapparait dans le cadre, elle est cette fois interprétée par Judy Garland, revêtue de son costume bleu ciel.
Gillespie imagine des trucages tout aussi astucieux pour la tornade : il s’agit d’un tube en mousseline, animé hors champ par des techniciens à travers des fentes découpées dans le sol du décor miniature. Enfin, pour la chute de la maison sur Oz, Gillespie place sa caméra au plafond du studio, puis laisse tomber une maquette de la ferme de Dorothy vers le sol, sur lequel on a peint un ciel tourmenté. En projetant la scène à l’envers, les spectateurs ont l’impression que la demeure chute des nuages vers eux. L’autre membre clef de l’équipe des effets spéciaux du film est Warren Newcombe, directeur du département peintures à cache de la Metro-Goldwyn-Mayer, une équipe chargée de compléter les décors avec des peintures en trompe-l’œil incrustée optiquement sur les scènes tournées. Avec des bagues à tous les doigts et une tignasse hirsute recouverte de cirage noir, Newcombe s’est construit au sein du studio une image de fou génial. Disposant d’une bâtisse pour lui seul et ses assistants, Newcombe a pris soin d’entourer son activité de mystère : il a recouvert les fenêtres de son atelier de peinture noire et a placé son bureau à l’entrée du bâtiment pour en chasser tous les intrus. Et lorsqu’il doit se déplacer sur les plateaux pour filmer les plans à truquer, il débarque avec une caméra classique, mais qu’il a agrémenté de volants et de cadrans purement décoratifs, chargés de donner à l’engin des allures de machine mystérieuse. Il filme ensuite sous une tente noire, avec des appareils produisant des bruitages et notamment un effrayant son de tonnerre. Lors du tournage du MAGICIEN D’OZ, un des producteurs de la Metro-Goldwyn-Mayer ose glisser sa tête dans la tente : Newcombe en sort furibard et se met à frapper le pauvre homme avec sa canne ! Ses procédés, aussi grossiers qu’ils puissent paraître, fonctionnent auprès des dirigeants du studio, qui n’osent jamais interférer sur ce qu’ils surnomment les « Newcombe’s shots ». De plus, toute cette mise en scène n’enlève rien à la qualité de son travail : Newcombe s’inspire pour ses peintures des illustrations de l’édition originale du roman, et suggère à ses assistants d’utiliser des pastels au lieu de la peinture à l’huile ou de l’acrylique employées habituellement. Les cinéastes partis sur d’autres projets, Mervyn LeRoy supervise seul le montage du MAGICIEN D’OZ aux côtés de Blanche Sewell. La première version testée auprès du public avant la sortie dure presque deux heures et les réactions des spectateurs s’en ressentent : le film est jugé trop long. LeRoy écourte alors le numéro musical de l’Épouvantail, chorégraphié pourtant par l’immense Busby Berkeley, et supprime quelques séquences avec la fée de l’Ouest. Plusieurs exécutifs du studio souhaitent également se débarrasser de la scène dans laquelle Judy Garland chante « Over the Rainbow » : ils la jugent trop molle et estiment qu’elle rabaisse leur star en la faisant chanter dans une cour de ferme. Heureusement, cette scène survit, et le film sort en salles à la date prévue, au mois d’août 1939.
CLASSIQUE TARDIF
Contrairement à ce que l’on pourrait penser aujourd’hui, LE MAGICIEN D’OZ n’est pas un succès instantané. Malgré un éreintant marathon promotionnel assuré en majeure partie par Judy Garland, le film ne rembourse pas son budget monumental de 2,6 millions de dollars lors de sa première exploitation. Il faudra attendre de multiples ressorties en salles pour que la Metro-Goldwyn-Mayer rentre dans ses frais, mais c’est surtout grâce à ses passages télé que LE MAGICIEN D’OZ devient un classique. Le film est la première production à être diffusée en couleurs à la télévision américaine et, dans les années qui suivent, LE MAGICIEN D’OZ remporte plusieurs records d’audience auprès de la génération des « baby boomers ». Considéré aujourd’hui comme le film le plus vu de l’histoire du cinéma, LE MAGICIEN D’OZ fait désormais partie intégrante de la légende d’Hollywood.
Ce texte légèrement modifié a d’abord été publié sur le site de CAPTURE MAG en mars 2013.