Giovanni Fiore Coltellacci – « Gianni » pour les intimes – vient de nous quitter le 15 septembre dernier, à l’âge de 75 ans. Pour les cinéphiles français, cet artisan formé auprès de deux des plus grands chefs-opérateurs italiens (et donc du monde), était connu pour avoir éclairé les films de Florent-Emilio Siri. Les deux hommes se sont rencontrés en 1997 sur UNE MINUTE DE SILENCE et sont instantanément devenus amis. Ils venaient de terminer ensemble le tournage de FATUM, leur septième collaboration pour le grand écran. Comment lui rendre un dernier hommage ? En publiant un entretien qu’il nous avait accordé en 2008, peu après la sortie de L’ENNEMI INTIME de Florent-Emilio Siri.
Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec Florent-Emilio Siri ?
C’était une rencontre tout ce qu’il y a de plus normal. Je travaillais en Espagne sur une production de Wim Wenders, GO FOR GOLD ! Un des acteurs m’a parlé de Florent, qui préparait alors son premier film et qui avait besoin d’un chef-opérateur avec un peu d’expérience. Une rencontre a été organisée à Paris, on s’est bien plu et je me suis retrouvé à travailler sur UNE MINUTE DE SILENCE. On travaille ensemble depuis ce film, et on travaille bien !
Comment expliquez-vous qu’il a préféré travailler avec vous, plutôt qu’avec les chefs-opérateurs avec lesquels il avait travaillé sur ses clips ?
Le vidéo-clip, c’est un monde à part, un peu comme la publicité. Je n’ai jamais fait de clip, mais j’ai travaillé sur quelques publicités et c’est vraiment différent comme méthode. Moi, je travaille sur l’histoire, tu vois ? Quand on me donne un scénario, je ne me préoccupe pas seulement de la lumière en tant que telle. Je fais une lumière qui va suivre et servir l’histoire du film avant tout.
Qu’est-ce qui se discute en premier, lorsque vous acceptez de travailler sur un projet ?
Les repérages. C’est vraiment très important les repérages. Et j’essaie également de rencontrer très tôt le chef-costumier et le chef-décorateur. Pour mon travail, ce sont deux postes plus importants que ceux des autres départements, parce que ma lumière va exister en fonction du décor et des costumes que portent les acteurs. J’ai besoin que ces deux personnes soient de bons professionnels. Le type de lumière d’un film est bien sûr suggéré à l’avance par l’histoire et par le désir du réalisateur. Mais tout se décide vraiment une fois que nous sommes sur les décors : les ambiances, les décors extérieurs, intérieurs, le type de scènes de nuit, etc. De plus, nous avons aujourd’hui des soucis avec le type de sensibilité des pellicules. La taille des décours dans lesquels on va tourner nécessite un choix particulier de pellicule, en fonction des teintes qu’on a prédéfinies. Toutes les réponses à ces questions se trouvent en général durant les repérages. Grâce à mon expérience, dès qu’on arrive sur un lieu qui nous plaît, je peux dire à Florent combien de temps j’aurais besoin pour la préparation du plan, pour acheminer et installer le matériel, ce genre de choses. Et on peut savoir très vite si c’est trop cher pour notre budget, ou trop long pour le temps de tournage. Si c’est le cas, on peut chercher un autre lieu plus adapté, sans sacrifier à la qualité pour autant. Par exemple, sur NID DE GUÊPES, nous avons tourné plusieurs semaines dans un entrepôt. C’était un entrepôt énorme, comme un grand studio tu vois. Et Florent voulait pouvoir cadrer partout. Dans un décor aussi énorme, si tu veux faire un mouvement de caméra ou éclairer un plan large correctement, tu dois faire des accroches. C’est-à-dire que tu dois installer tes sources de lumière en haut, comme dans un studio. Or, c’était un problème puisque Florent voulait une certaine liberté et pouvoir cadrer partout. Donc tu ne vas pas décrocher et raccrocher tes sources de lumière à chaque fois, ce serait une énorme perte de temps. Donc j’avais décidé d’un truc un peu particulier, à savoir que j’ai mis la lumière dans le cadre, en plaçant des projecteurs qu’on utilise normalement au théâtre. Au théâtre, ils sont « hors champ », ils servent à éclairer la scène et les comédiens. Et bien dans notre cas, nous les avons mis à l’intérieur de l’image, comme s’ils faisaient partie de l’entrepôt. Cela nous a permis d’avoir une grande mobilité, de bouger vite pour passer d’un plan à l’autre. J’étais assez content de l’atmosphère et nous avons gagné beaucoup de temps au tournage. Donc c’était une bonne solution, et c’est au moment des repérages qu’elle a été imaginée.
D’un film à l’autre, la lumière change beaucoup. NID DE GUÊPES, OTAGE et L’ENNEMI INTIME ont chacun des lumières très différentes…
Oui, car ce sont trois histoires différentes. Pour L’ENNEMI INTIME, nous avons décidé avec Florent de faire une lumière de western. Et les décors un peu dénués de couleurs ont été choisis en fonction de ça. Nous avons fait construire le camp militaire, et son intérieur est fait de pierres brûlées comme on en trouve souvent dans les westerns, noircis par la fumée des bougies. Dans le film il y a parfois un peu de vert, des pierres jaunes, et nous avons fait retirer le bleu.
J’ai parfois le sentiment de retrouver certaines images du film, LE DÉSERT DES TARTARES…
C’est vrai que le camp militaire peut faire penser au nôtre. Par contre, il y a beaucoup plus de couleurs dans LE DÉSERT DES TARTARES. Il n’y avait pas d’étalonnage numérique à cette époque, alors que sur L’ENNEMI INTIME, cette technologie nous a permis de travailler sur les hautes lumières, de faire des belles nuits américaines, comme dans la scène du début ou encore celle des sangliers.
Justement, qu’est-ce qui se décide avant ? Quelle place est accordée aux décisions durant le tournage ou pendant la post-production ?
Il faut décider le maximum en amont. On parle beaucoup autour du story-board avec Florent. Nous avons un excellent rapport de travail. Il me rend les choses plus faciles parce qu’on prépare vraiment bien ses films. De temps en temps, on regarde d’autres films, des scènes en particulier en se disant qu’on va essayer de faire mieux (rires). Par exemple, sur mon téléphone portable, pendant le tournage de L’ENNEMI INTIME, j’avais mis un fichier vidéo d’un gros plan magnifique de Charles Bronson dans IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’OUEST. Parfois, je le remontrais à Florent quand nous tournions les scènes qui se passent dans le camp, et nous avons un peu refait ce plan avec le profil d’Albert Dupontel. Quand je sais à l’avance que j’aurais un étalonnage numérique, je prépare et je fais des choses particulières que je ne ferais pas en temps normal. Je m’occupe aussi de construire les choses dont nous aurons besoin. La « Bodycam » de L’ENNEMI INTIME par exemple, nous l’avons construite nous-même. Idem pour la « Cable-Cam », car les sociétés qui louent ce genre de matériel font payer une fortune à la journée. Sur OTAGE, nous pouvions en louer parce que le budget le permettait, mais sur L’ENNEMI INTIME, j’ai décidé de la construire moi-même. Et j’ai également récupéré trois Arri 2C que j’ai modifié pour pouvoir y monter des objectifs modernes (1). Ce qui fait que sur certaines scènes comme celles des fusillades, nous avions jusqu’à six caméras avec une même qualité d’image. Cela permet de monter les scènes avec beaucoup plus d’angles. C’est pour ça que certains nous disent que L’ENNEMI INTIME est filmé « à l’américaine » (rires).
Vous avez été l’assistant de deux grands directeurs photo : Pasqualino De Santis et Giuseppe Rotunno. Lequel vous a le plus marqué ?
C’est surtout Rotunno qui m’a formé. À l’époque de Pasqualino, j’étais très jeune et j’étais plutôt assistant, au sens humain du terme. Avec Rotunno, c’était une collaboration. Dans l’histoire de ma vie, les années passées avec Rotunno ont beaucoup compté. Quand j’ai cherché du travail en tant qu’assistant chef-opérateur, je m’étais fixé comme but de travailler avec deux grands noms. L’un était Freddie Young (LAWRENCE D’ARABIE, DOCTEUR JIVAGO) et l’autre Rotunno. J’ai écrit une lettre pour chacun. Et le lendemain, alors que je n’avais pas encore envoyé mes lettres, un ami m’appelle pour me demander si je pouvais le remplacer au pied levé sur le tournage de CASANOVA de Fellini, dont la lumière sera faîte par Giuseppe Rotunno. Ce fut l’un des plus beaux moments de ma vie. C’était en 1976, et j’ai passé les vingt années suivantes au service de Giuseppe. Florent me présente souvent en disant que j’étais le cadreur de Fellini. D’un côté, c’est vrai : avec Giuseppe, nous avons fait CASANOVA, PROVA D’ORCHESTRA, ET VOGUE LE NAVIRE, LA CITÉ DES FEMMES. Et j’ai été l’assistant de Tonino Delli Colli sur GINGER ET FRED (2).
Qu’avez-vous retenu de ces collaborations dans votre propre style ?
Il est évident que j’ai intégré le style de Rotunno et sa façon de travailler. C’est rentré dans mon propre système. Par exemple, Florent aime beaucoup les ombres, et je dirais que c’est un peu ma spécialité puisque j’en ai tiré l’expérience avec Rotunno et Fellini, qui adoraient jouer avec les ombres. Aujourd’hui, la majorité des réalisateurs et des chef-opérateurs utilisent la lumière diffuse. C’est une lumière en reflet, qui ne fait pas d’ombres, et qu’on utilise beaucoup dans la publicité par exemple. J’avoue que je n’aime pas beaucoup cette lumière car les objets et les acteurs manquent de « présence ». Beaucoup évitent d’avoir des ombres, tout simplement parce que si tu ne sais pas comment placer tes éclairages, comment séparer les sources correctement, tu te retrouves avec deux ou trois ombres dans le champ et c’est un désastre ! Donc la lumière diffuse, c’est un peu une solution de facilité. Elle te donne la lumière sans que tu aies à réfléchir au problème des volumes. Or, les spectateurs se sont habitués à ce type de lumière, avec tous ces films et la publicité. Du coup il m’est arrivé de travailler avec des réalisateurs qui souhaitaient une lumière plus douce et qui me disaient « oui mais là, je vois l’ombre de l’acteur ». Et moi de répondre que les ombres existent dans la vraie vie ! (Rires)
Comment avez-vous vécu votre nomination aux Césars ?
J’étais content d’être nommé et en même temps j’étais tranquille par rapport à ça parce que j’étais certain que LA MÔME allait gagner. On m’a demandé de préparer un petit discours, mais je ne l’ai pas fait. Et c’est normal que LA MÔME ait gagné. Je suis les différentes remises de prix depuis des années, et c’est très rare qu’un film de guerre remporte le prix pour la lumière. Je me souviens quand Vittorio Storaro a eu l’Oscar pour APOCALYPSE NOW, ça a été une grande surprise. Cette année-là, nous pensions tous que ce serait Giuseppe Rotunno qui l’aurait pour QUE LE SPECTACLE COMMENCE. Mais en revenir à la nomination aux Césars, je suis quand même content. C’est important pour le film de Florent qu’il soit nommé, parce que c’est quand même un beau travail.
(1) Point technique : La « Bodycam » est une caméra harnachée au comédien, qui le filme de face. Ainsi, quand le comédien se met à bouger, son visage reste fixe à l’image et c’est le décor qui bouge autour de lui. La « Cable-cam » est une caméra qui « glisse » sur un système complexe de câble. Dans OTAGE, elle est utilisée au tout début, lorsque la caméra démarre sur le preneur d’otage, recule, révèle la maison où a lieu la prise d’otage et remonte jusqu’au toit en face où se trouvent les forces de police. La « Arri 2C » est une ancienne caméra Arriflex réputée pour sa maniabilité.
(2) En tant qu’assistant, « Gianni » a travaillé sur des projets aussi différents que POPEYE (1980), KALIDOR (1985), LES AVENTURES DU BARON DE MUNCHAUSEN (1988), À PROPOS D’HENRY (1991), WOLF (1994), SABRINA (1995) et LE SYNDROME DE STENDHAL (1996). En tant que chef-opérateur, il a éclairé CAUCHEMARS À DAYTONA BEACH (1981), UN DOLLAR POUR UN MORT (1998), Ô JERUSALEM (2006), LE TRANSPORTEUR 3 (2008), SOUS LES JUPES DES FILLES (2014) ou encore LE TALENT DE MES AMIS (2015).
Photo de haut de page par Thibault Grabherr & Anouchka de Williencourt.
Remerciements chaleureux à Florent-Emilio Siri.